THIEYSENEGAL.com : Sa parole est rare. Elle est d’une justesse précieuse. Quinze mois après le décès de son époux Bruno Diatta, ministre d’État, chef du protocole de la Présidence de la République, Thérèse Turpin Diatta avait repris ses activités à la Galerie Kemboury, qu’elle dirige depuis 1996. Dans cette interview accordée au Soleil en 2019, elle se confiait sur sa vie de galeriste, son défunt conjoint avec qui elle a partagé 42 ans de vie commune.
L’évocation du nom de la Galerie Kemboury a une résonance particulière dans le milieu culturel dakarois. Comment est née l’idée de mettre en place cet espace ?
Je suis une banquière qui a fait toute sa carrière à la Société générale de banque au Sénégal. Après 22 ans d’activité, j’étais un peu lasse parce que j’avais commencé très jeune. Mes enfants grandissaient, ma fille aînée avait 13-14 ans. C’était la puberté, elles avaient davantage besoin de la présence des parents. Le petit dernier avait 8 ans. Ils ne nous voyaient presque pas parce que j’étais sous-directeur et je travaillais beaucoup.
À un moment, je me suis dit : stop, arrête-toi, réfléchis : est-ce que tu vas privilégier ta carrière professionnelle ou l’éducation de tes enfants ? Je me suis posé la question cinq minutes, puis je me suis dit que j’allais démissionner pour m’occuper davantage d’eux.
J’ai donc monté un cabinet de consultant en matière bancaire et financière avec deux amis. Nous étions en association de moyens : deux banquiers commerciaux et un banquier central. Nous avons pris ce local. Les bureaux étaient à l’étage et le secrétariat se trouvait à l’emplacement actuel de la salle d’exposition.
C’était un très grand espace et à un moment, je leur ai demandé de mettre un paravent pour ouvrir une boutique-galerie à côté. Car depuis toujours, même quand j’étais à la Générale, je collectionnais déjà. Mon premier tableau, mon mari me l’a offert à la naissance de ma fille aînée. Il m’avait demandé si je voulais un bijou, j’ai répondu que je voulais un tableau. C’est ainsi que j’ai acquis une œuvre de Pape Cissé, devenu mon artiste fétiche.
Quand j’ai ouvert mon deuxième espace à la Piscine olympique, je l’ai inauguré par une exposition de ses œuvres. C’est comme ça qu’est née l’idée. En 1996, j’ai quitté la banque et en 1998, j’ai organisé ma première exposition avec l’artiste plasticien Kré Mbaye. J’adorais son talent immense malgré ses faiblesses.
Mon dada, ce sont les artistes que je peux aider à avoir plus de visibilité.
Lieu de diffusion et de valorisation de la création sénégalaise et africaine, avec des noms comme Souleymane Keïta, Caroline Guèye, Fola Lawson (Togo). Quelle est la particularité de la Galerie Kemboury ?
D’abord, j’expose les artistes africains, mais aussi des artistes européens. J’ai exposé une Jordanienne il y a quinze ans. Quand elle a appris le décès de mon mari, elle m’a envoyé par Viyé Diba un châle extraordinaire de Jordanie pour me manifester son affection. Plus récemment encore, elle m’a écrit pour demander à revenir exposer à Dakar.
J’ai exposé une artiste roumaine de naissance mais de nationalité allemande, une Japonaise, et même un Américain d’origine ghanéenne, professeur d’art aux États-Unis depuis quarante ans.
Au Sénégal, Viyé Diba m’a beaucoup aidée à mes débuts pour trouver des artistes internationaux. Quand il recevait des sollicitations, il me les transmettait.
La galerie ne fait pas de discrimination. Je refuse d’exposer au rabais. Quand je vois qu’un travail mérite d’être approfondi, j’encourage l’artiste à l’améliorer. Mais quand je découvre un vrai talent sans espace d’expression, j’essaie de lui donner sa chance.
La Galerie est ainsi devenue un lieu de découverte de nouveaux talents. Caroline Guèye, par exemple, a exposé ici. Elle m’appelle affectueusement « Tata Thérèse » et je l’aime beaucoup. C’est une artiste brillante, travailleuse, qui ira très loin.
Le nom de la directrice de la Galerie Kemboury se confond avec celui de son défunt époux Bruno Diatta, qui assurait une présence discrète lors des vernissages…
J’ai eu la chance d’avoir un époux qui m’a beaucoup boostée. Plus d’une fois, j’ai voulu baisser les bras parce que j’étais découragée, mais chaque fois il m’a demandé de ne pas le faire : « Tu aimes cela, va de l’avant, continue », me disait-il.
Il m’a toujours donné le courage de persévérer. Et si je continue aujourd’hui, c’est par devoir de mémoire. Quand vous perdez un compagnon de si longue durée, vous avez envie de tout arrêter. Mais il faut dire : je continue pour garder vivante sa mémoire.
Je lui ai dédié ma reprise d’activités. Pendant 15 mois après son décès, je n’ai pas travaillé. Cette première exposition, je l’ai faite pour lui.
Parfois, je lui reprochais de ne pas venir à mes vernissages. Il me répondait : « Je ne viens pas, mais je suis là par l’esprit et tu le sais. » Quand il venait, il se fondait dans la foule, loin des caméras, et sa simple présence me donnait la force de continuer.
Quel genre d’homme était-il ?
Je ne sais même plus quels mots utiliser tant j’ai épuisé tous les superlatifs : bon époux, bon mari, père attentionné, camarade…
Un jour, en voyage avec ma sœur, elle m’a dit : « Tu vas être contente, j’ai pris une chambre au 25e étage d’un hôtel. » Arrivée dans la chambre, je me suis précipitée pour appeler mon mari et partager ma joie… avant de réaliser qu’il était parti depuis huit mois déjà. Le réflexe restait là.
C’est très dur, mais en même temps, c’est une fierté d’avoir vécu 42 ans auprès de cet homme. Marcher dans la rue et entendre : « C’est l’épouse de Bruno Diatta. » Voir des gens venir chez moi me dire : « Madame Diatta, ne pleurez pas, car tout un peuple pleure déjà pour vous. »
C’est une fierté aussi de voir mes enfants tenir debout malgré la brutalité de sa disparition. Nous avions senti sa fatigue les dernières semaines, mais sa mort fut soudaine.
Il reste pour moi une fierté nationale, mais aussi une immense fierté familiale. Car il a toujours voulu préserver cette partie intime de sa vie, loin du regard public. Bon père, bon mari, compagnon adorable, travailleur généreux…
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Mais je rends grâce à Dieu de nous avoir donné Bruno, même s’il est parti. Mission accomplie, chapeau bas !
Avec lesoleil.sn