Enquête : Témoignages terrifiants des victimes de drame

Au quartier Mbarokh de Popenguine Sérère, le temps semble s’être arrêté. Cela, depuis la tragédie survenue le jeudi 10 février 2022 et qui a ôté d’un coup la vie de trois enfants. Tous enfants de la veuve Madjiguène Diagne, qui demeure inconsolable. Dans ce paisible quartier périphérique de la commune de Popenguine, aucune âme n’est présente au domicile des Diagne, épicentre du drame. «Madjiguène Diagne est chez son oncle», renseigne une voisine de la veuve. Nous l’y retrouvons quelques minutes plus tard. C’est ici, au quartier Gamlém de la même localité où demeure de son oncle et Imam Modou Sène, que Madjiguène a trouvé refuge. L’ambiance sur les lieux renseigne sur l’ampleur du choc et de l’immense peine de la famille. Ici, tout le monde est ployé sur sa propre douleur. Pour Madjiguène Diagne et ses proches, c’est comme si les choses étaient arrivées au bout d’elles-mêmes. Chaque jour, une nouvelle page s’ouvrait, mais elle et les siens n’y figuraient jamais. Aujourd’hui, cinq jours après le drame, Madjiguène Diagne a encore la gorge nouée quand elle se remémore le drame. «Cette nuit-là, je suis sortie pour aller chercher à manger pour mes enfants. Ne voulant pas les laisser seuls dans l’obscurité, car nous vivons dans un quartier périphérique, j’ai décidé de les enfermer dans la chambre avec une bougie allumée. Malheureusement, avant mon retour, l’irréparable s’est produit», soliloque la dame qui se rappelle, comme dans un refrain, les derniers propos que lui a tenus Mouhamed, son benjamin qu’elle ne reverra plus. «Comme j’étais sur le point de sortir, il m’a hélée en ces termes : ‘’Maman, tu pourras m’apporter un sachet de lait caillé ?’’» Ce sera son dernier échange avec son fils. A son retour, Madjiguène trouvera une maison réduite en cendres et ses enfants introuvables. Pour l’épargner, son oncle, Imam Modou, qui l’a recueillie, lui fera croire que ses trois enfants souffraient de brûlures graves et qu’ils étaient internés à l’hôpital. «Mon oncle ne s’est résolu à m’annoncer la triste nouvelle que le lendemain, suite à mon insistance. Je n’ai pas pu supporter une telle douleur», hoquète-t-elle. Cinq jours après le drame qui a emporté ses 3 enfants, Madjiguène peine toujours à émerger du cauchemar. «Après la perte des êtres qui m’étaient les plus chers, je doute de sortir indemne de ces drames, car vous n’êtes pas sans savoir que j’ai perdu mon mari il y a quelques mois et avant cela, mon père et ma mère», souffle-t-elle, lasse. Les séquelles de ces drames chez Madjiguène sont profondes, sournoises. Moins visibles, elles rongent la jeune dame jusqu’au fond de son âme et se présentent sous les contours de visions apocalyptiques. Ses nuits sont constamment blanches et hantées de cauchemars effrayants. Le récit entrecoupé de courts silences et d’instants d’hésitation, elle geint : «Depuis ce jour, je ne passe pas une seule nuit sans faire des cauchemars. En plus, je suis constamment fatiguée. Je ne m’alimente plus. Parfois, j’en arrive à me demander ce que j’ai bien pu faire pour mériter pareil sort ? Car avant mes 3 derniers enfants, j’ai eu à enterrer une fille. Elle était jumelle et était âgée de 5 ans. Elle est décédée par noyade en 2018. Heureusement qu’il me reste sa jumelle. Elle a 9 ans aujourd’hui et vit chez ma grand-mère.» Abattue, mais adossée au mur de sa foi, Madjiguène, 36 ans, ne désespère pas toutefois de refaire sa vie et de donner naissance à nouveau. Une carapace qu’elle s’est forgée, mais qui passe pour illusion pour ses proches. Imam Modou Sène : «Elle fait semblant d’être forte. Mais elle est anéantie. Elle ne mange plus et ne dort plus. Et la nuit, quand il m’arrive de jeter un coup d’œil dans la chambre qu’elle partage avec sa cousine, je la surprends toujours assise au milieu du lit, la tête entre les mains et les yeux larmoyants.» Pour lui prodiguer assistance et réconfort, l’Imam la berce avec un récital du Coran jusqu’à l’aube. Sans compter le soutien infaillible de son épouse, éducatrice spécialisée, qui a mis en suspens toutes ses activités pour venir à son chevet. Annihilée mais pas seule, Madjiguène peut aussi compter sur l’assistance psychologique, sociale et économique de l’Etat.

«Je risque de sombrer dans la démence»
Une petite éclaircie dans la grisaille de Popenguine qui a manqué cruellement à Ousmane Thiaw. Domicilié à Louga, l’homme a vécu un drame similaire. Ce père de famille crayonné comme un papa poule, a lui aussi perdu en un battement de cils cinq (5) membres de sa famille, dont ses trois enfants. Ces derniers qui avaient quitté la ville de Touba pour se rendre à Nioro afin de rendre visite à une parente, ont été victimes d’un accident tragique. Le véhicule de type 4X4, dans lequel ils voyageaient, a fait des tonneaux à hauteur de la ville de Gossas. Il s’est retrouvé avec les quatre roues en l’air. A cause de la violence du choc, les nommés Amadou Thiaw, Serigne Fallou Thiaw, Abdou Aziz Thiaw, de même père et de même mère, leur oncle paternel Aziz Bara Thiaw et un de leur cousin ont tous péri sur le coup. Le papa des frères utérins qui s’en était sorti avec de graves blessures, a aujourd’hui recouvré la santé. Cependant, il ne parvient toujours pas à faire le deuil des êtres chers, emportés à jamais dans ce drame. Cinq mois après la survenue de ce drame (le 30 septembre 2021), qui a décimé en partie sa petite famille, Ousmane Thiaw continue de traîner, comme un boulet, ce traumatisme qui le ronge à petit feu. Lui ne passe plus de nuits blanches, mais ne cesse d’endurer, chaque jour, chaque nuit, les contrecoups de ce drame. Ousmane a vécu le drame en direct. D’une voix tremblotante, il débite ses mots et considère sa survie comme un «miracle». «Je ne peux même pas expliquer ce qui s’est passé. Les choses sont allées très vite. Je ne sais pas si le chauffeur dormait ou pas. Quand le véhicule a fait une subite embardée, je ne voyais que la mort. Dans ma tête, c’était déjà fini. Toutes mes pensées étaient tournées vers mes garçons. Ils criaient et étaient paniqués. Ils n’ont cessé de m’appeler au secours, mais j’étais impuissant. Cette image tourne en boucle dans ma tête. Chaque nuit, cette image de mes enfants luttant contre la mort et agonisant, seuls et sans défense, me hante. Leurs cris résonnent encore dans ma tête. Ils sont morts sous mes yeux. Je ne pourrai jamais oublier cette tragédie. Je pense qu’il me faut de l’aide et un soutien psychologique permanent pour me permettre de dépasser cet épisode tragique de ma vie, sinon je risque de sombrer dans la démence.»

«Depuis le décès accidentel de 5 membres de ma famille, une peur constante m’habite»
Depuis le drame qui a emporté cinq membres de sa famille (ses deux parents, ses deux tantes paternelles et sa grande sœur), Moussa Thiam, 24 ans, agent en service au Centre des œuvres universitaires de Dakar (Coud), n’est plus le même. Allure quelconque, silhouette frêle moulée dans un pantalon noir sur une chemise de couleur verte, Moussa n’est toujours pas revenu du croisement Guédé. Du moins, psychologiquement. Ses nuits sont troublées et son sommeil hanté par l’image des cinq corps des membres de sa famille alignés sur le bitume chaud. Ses proches ont péri suite à un accident tragique. Ils faisaient partie des 11 personnes décédées le 03 août 2021, à hauteur du croissement Guédé, des suites d’un accident impliquant un minicar et un véhicule de transport de marchandises. Traumatisé à jamais, Moussa Thiam, ce désormais orphelin total, pleure encore ses proches. Les yeux embués de larmes, un trémolo dans la voix, il serine : «L’oubli est impossible. La voix de ma mère résonne toujours à mes oreilles. On s’est parlé quelques minutes avant son décès. La seconde d’après, j’ai été réveillé par des cris du voisinage. Un accident est survenu et le véhicule dans lequel ma famille était embarquée, était impliqué. J’avais très peur. Je pensais que le choc s’en arrêterait là.» Appelé pour la reconnaissance des corps, Moussa tombe sur l’horreur. Devant lui, une dizaine de corps allongés, inertes, ensanglantés sous des draps. Encore sous le choc et comme tétanisé, il interrompt son récit. Un long filet de larmes s’échappe de ses yeux hermétiquement clos. Puis, il lâche : «Si certains étaient déjà morts, d’autres ne l’étaient pas encore. Les survivants gémissaient de douleur, tandis que les autres agonisaient. C’était terrible.» Jusque-là, c’était gérable. Mais l’insoutenable est survenu quand il s’est agi de procéder à la reconnaissance faciale des corps de ses proches. Mission impossible pour Moussa. Son cœur lâche. «C’était trop me demander. J’ai commencé, mais c’était pénible. Voir les corps de mes proches baignant dans une mare de sang et complètement défigurés, c’était au-dessus de mes forces. J’ai craqué.» Il étouffe un sanglot, marque une pause, avant d’enchaîner. «7 mois après, il m’arrive de rester des nuits entières sans fermer l’œil. Le moindre bruit me fait trembler. A chaque fois que je ferme les yeux, j’ai l’impression de revoir la scène. Une peur constante m’habite dès que je me retrouve seul dans un endroit sombre. Et malheureusement, aucun membre de la famille n’a bénéficié de suivi psychologique. Pour le moment, nous essayons tant bien que mal de traverser cette épreuve de la vie, avec le soutien moral de nos proches parents.» Les seules bouées au milieu du désert.

SERIGNE MOR MBAYE, PSYCHOLOGUE : «Face à de tels drames, la personne peut souffrir de stress post-traumatique qui peut aller de la dépression à la folie»
«Au Sénégal, l’instance familiale n’a plus les moyens d’assurer la sécurité des personnes. Dès cet instant, il faut comprendre que les Sénégalais sont dans un deuil permanent. Quotidiennement, les Sénégalais sont confrontés à des catastrophes. Cela installe les personnes dans un épisode de stress post-traumatique qui peut être caractérisé par plusieurs symptômes et qui peut aller de la dépression à la folie. Face à un événement hors du commun, la personne vit des angoisses, des peurs, des dépressions telles que cela peut la conduire au suicide et au renoncement de la vie. Ces personnes font face à l’horreur et à partir de ce moment, il y a un impact négatif sur leur santé mentale. Dans un pays normal, ces personnes doivent être suivies psychologiquement. A défaut d’un psychologue, l’Etat devrait former des assistants sociaux pour pouvoir assister ces gens. Afin que ces derniers réussissent à traverser ces moments difficiles et surtout éviter qu’elles s’installent dans un état dépressif. Au Sénégal, il y a une banalisation de l’horreur. Et, c’est malheureux ! Les personnes qui sortent du deuil, perdent leurs moyens. Elles peuvent être installées dans la confusion et même dans la dépression. Et tout ce mouvement psychique peut contribuer à installer d’autres risques à court ou long terme (…)»
MARIAMA GUEYE & ABDOU MBODJ, AICHA GOUDIABY