SENTV ; Dans le mode d’élection des Califes des confréries au Sénégal, l’autorité suprême (le Califat) est réservée à la seule descendance patrilatérale masculine du fondateur, selon le droit de primogéniture. Donc, le plus souvent, seuls les hommes peuvent être désignés khalifes, Moukhadam ou Cheikh de leurs confréries. Aussi évidente que semble cette option dans l’opinion publique sénégalaise, elle n’absout pas le questionnement sur la place des femmes dans le système confrérique et ses fondements.
Les femmes ont la même place dans les confréries musulmanes du Sénégal que dans l’Islam : subordonnées aux hommes et sans rôles affichés. Dans la doctrine islamique comme dans la logique soufie, l’homme a l’ascendant sur la femme quant au leadership religieux. Le leadership religieux féminin y est presque banni. Et le rôle des femmes dans le culte est discret. On les veut plus en tanière. Leur voix ne doit être plus forte. Devant conserver pudeur et chasteté, elles sont dispensées de la plupart des actes cultuels collectifs. En réalité, ces restrictions relèvent plus de la division du travail entre l’homme et la femme dans la responsabilité socio-religieuse, mais autant que les hommes, les femmes sont aptes à accéder aux plus hauts degrés de spiritualité et de sainteté.
Sur ce point, nous récusons la thèse qui exclut les femmes dans la succession pour raisons culturelles et non religieuses. La transmission du pouvoir dans l’Islam et dans les confréries est à nuancer avec le mérite de chacun, quels que soient son sexe et son origine. En Islam, une femme peut être sainte mais non Imam.
Cependant, la société sénégalaise contemporaine est riche de femmes dans la place publique religieuse. Leur voix n’est plus taboue : elles chantent panégyriques des saints en Daairas, entonnent le Coran, prêchent dans les médias et autres conférences religieuses.
Yasmina Sbihi, dans « Album sur les pas de Sidi Ahmed Tijani », en faisant le parcours des zawiyas pour déceler leurs éléments de ressemblances et de différences, dénote le manque de soin réservé aux domaines des femmes dans les lieux de culte, mosquées et zaouias. Pour elle, certains lieux de culte ne prévoient pas d’espaces pour les femmes, d’autres le prévoient, sans accorder plus de soins dans les aménagements. Même dans les cercles de zikrs, elle pense que les femmes ont droit au drap blanc, comme les hommes. Elle réclame la parité dans le culte.
Par ailleurs, dans une société qui donne beaucoup d’importance à la filiation matrilinéaire, même si le patrilignage semble primer, les femmes sont considérées, dans les confréries, comme les génitrices de saints. À cet effet, Penda Mbow, dans un article publié à la revue Ethiopiques, déclare qu’« au Sénégal, aucune femme n’est fondatrice de confrérie mais le rôle de mère du fondateur est toujours mis en exergue » (Penda Mbow, 2001). Aussi les mères des saints sont-elles plus connues que leurs pères. Tant au sein des familles confrériques chez les disciples, l’idéologie semble ancrée dans l’âme sociale que l’enfant est le fruit du travail de sa mère vis-à-vis de son père surtout et de la communauté. “Ligeeyu ndey anu doom”, dit l’adage multiséculaire.
Imam et taalibe Tidjane, I. M. S soutient que « l’enfant récolte le prestige de par sa soumission à son père, mais la sainteté lui est transmise par sa mère »; « baay barke waaye mbaax yaay là ».
Dans la période précoloniale, la femme jouait un rôle politique prépondérant via la succession matrilinéaire. Néanmoins, le système matrilinéaire ne secrète pas un système de pouvoir où les femmes exercent directement l’autorité, elles exercent le pouvoir à travers leurs fils, dont l’oncle est le roi sortant en qualité de mères des rois par le biais desquels se transmettent les droits liés à l’héritage et à la succession (filiation matrilinéaire). Le cas est presque pareil dans la succession du pouvoir confrérique, sauf que la filiation est bilinéaire et les mères des cheikhs fondateurs de confréries sont considérées comme mères de saints, des saintes, appelées dans le langage courant « soxna » et les cheikhs et leurs successeurs considérés comme des fils de saintes « doomu soxna ».
Cependant, dernièrement, on assiste à une consécration de femmes au rang de cheikh ou de muqaddam. Rare chez les Tidjanes, particulièrement de Tivaouane, nous n’avons non plus connaissance de consécration d’une femme par le fondateur de la Tidjaniyya. Par contre, ce phénomène a existé dans la Tidjaniyya, avec des descendants de Cheikh à Fès.
A. H. K, muqaddam affilié dans la branche Tidjane de Tivaouane, confirme l’existence de Muquaddams femmes dans la confrérie Tidjane et même dans le soufisme en général, dont Rabi hatoul hadawi, femme soufie très célèbre. Mouhamadoul Hafiz, muqaddam de Cheikh de la Mauritanie, parmi les dix que Cheikh lui avait donné l’ordre de consacrer, sa femme figure en dixième position. Une autre voix Tidjane de Tivaouane, I. B., refusant l’existence de muqaddam femme dans la confrérie, confirme le phénomène qu’il dit exceptionnel pour Mouhamadoul Hafij qui l’a plaidé (Entretien réalisé à Dakar, le 09 10 2016). Cependant, le phénomène de Cheikhete est plus fréquent chez les Qadrs et les Murids du Sénégal que chez les Tidjaan.
Dans la branche Qadr du Sénégal, la consécration n’est pas guidée par des critères de science et de sainteté, mais d’engagement dans la voie et de fidélité à un marabout qui consacre pour l’extension de la confrérie dans sa zone d’influence. Ainsi, Sokhna Sita Ndiaye de Thiès, récemment élevée Cheikh.
Lors de notre entretien avec elle, en présence du fils de son guide religieux qui l’a consacrée, elle apprend que dans chaque localité, un homme ou une femme est désigné Cheikh de la Hadriyya, chargé d’y défendre et vulgariser la confrérie. Elle déclare, en vertu de son statut de Cheikh, être dotée de la prérogative d’avoir des talibés, de recevoir des adiyas (dons et cadeaux) et de prescrire des litanies aux nouveaux aspirants hommes comme femmes. Toutefois, triangulée avec les dires du fils du guide qui a consacré Cheikh Sita Ndiaye Cheikh, cette dernière a le droit de consommer les adiyas, mais pas celui de prescrire des litanies aux aspirants. Ce qui leste notre conviction que le statut de dignitaire d’une confrérie n’est plus conditionnée, de nos jours, par des critères orthodoxes de sciences et de sainteté au point que le consacré n’est même pas en mesure de cerner ses prérogatives en tant que dignitaire. En réalité, la consécration répond plus de nos jours à des logiques d’influence et de massification.
Dans le Mouridisme, malgré l’hostilité de la confrérie à la consécration des femmes, on a des cas de femmes consacrées Calife ou Cheikh chez certains dignitaires. Cheikh Béthio Thioun, consacré Cheikh, avait la prérogative d’avoir des talibés, de les bénir. Ce qui a suscité des remous dans la communauté et poussé le Calife de l’époque (Sidy Mokhtar Mbacké) à rappeler Cheikh Béthio à l’ordre et lui interdire toute consécration de femmes, fut-elle la sienne, au rang de Cheikh. Ce qui acte l’opposition farouche des tenants du Mouridisme à la consécration de femmes au statut de guide religieuse. Et, confrérie très attachée aux valeurs traditionnelles, lors des Municipales de 2014, la liste de Touba était la seule à n’avoir pas respecté la parité.
Récemment, après sa mort, une de ses femmes, Sokhna Aïda Diallo a été annoncée pour sa succession, à la place des enfants de Cheikh Béthio, et défrayé la chronique au point que le Calife général, via son porte-parole, Bass Abdou Khadr, est intervenu en faveur du fils aîné, Saliou Thioune, comme successeur officiel de son père. Néanmoins, à ce jour, la rivalité est toujours vive entre les deux factions, l’une favorable à la veuve, l’autre à l’orphelin.
Dans cette même confrérie, une femme a été consécrée Calife à l’une de ses branches les plus significatives dont le siège est à Thiès : la famille de Cheikh Abdoulaye Yakhine Diop. L’actuel khalife est une femme, Sokhna Seybata Aïdara, qui a succédé à sa sœur. La légende veut que leur père, Abdoulaye Yakhine, ait prédit que sa succession ne saurait être assurée que par sa descendance féminine. A sa mort, il n’a laissé que des filles, hormis Kilab, qui n’a pu lui succéder. La Calife explique ainsi la primauté féminine pour la succession de Abdoulaye Yakhine Diop.
Mon père, Cheikh Abdoulaye Yakhine Diop avait révélé à ses fidèles que, à l’image du prophète Mouhamed, sa descendance va continuer à partir de ses filles. Ainsi, il avait 6 garçons qui s’appelaient tous Cheikh Ibra. Mais, à part Kilab, tous ses enfants sont décédés avant lui. Conformément à sa volonté. Après sa mort en 1943, c’est sa fille Sokhna Maguette Aïdara qui a été khalife de 1943 en 2003. Depuis, j’en suis la khalife.
Docteur Cheikh Tidiane MBAYE
Enseignant-Tuteur à l’UVS et à l’UCAB
Spécialiste en sociologie des religions
Responsable pédagogique du CLUB RMS
